CHAPITRE III

La Naïa avait dit :

— On nous file le train, Ely… Un groupe à pied, assez nombreux, loin derrière, plus un ou deux agraves, peut-être trois.

Elle avait parlé de sa voix la plus douce, en vérifiant le jeu de chaque poignard dans sa gaine. Ely l’avait regardée, mi-étonnée, mi-lasse, et elle avait haussé les épaules. Elle n’avait rien entendu, mais elle faisait confiance à La Naïa : ses sens ne la trompaient jamais. Pourquoi les suivait-on ? Pourquoi, après des mois de quiétude, recommençait-on à les chasser ? Cela n’avait pas de sens.

— On nous observe aussi, reprit La Naïa en assouplissant sa démarche d’un relâchement complet de sa musculature. Sous certains porches, derrière certaines fenêtres, dans certaines ruelles, il y a du monde qui nous épie. On nous encadre, Ely.

« Ce serait si facile de nous descendre ! » songea Ely. « Alors qu’ils s’assurent seulement que nous conservons la bonne direction. » Elle voyait les ombres, à présent, elle entendait les légères hésitations des enjambées prudentes, elle sentait la tension de dizaines de cerveaux… Des dizaines ! Il s’était produit quelque chose ; la Commission avait pris une décision. « Ylvain ! Bordel, fais gaffe ! » Que faisait-il ? Était-il en sécurité ? « Bon sang, nous sommes tous séparés, maintenant… Deux par deux, sauf Jed. Ils peuvent nous faire du mal ! »

— Es ne veulent pas notre peau, lâcha La Naïa. Ils veulent nous prendre vivantes.

Évidemment ! Quel superbe objet de chantage elles représentaient ! Le gros du comité devait être au bout de cette interminable avenue, prêt à les cueillir devant l’hôtel, sur la petite place qui terminait la ville.

— A n’importe quel moment, ils peuvent nous arroser d’anesthésiant… Un peu avant la place, certainement. Fais quelque chose, Ely !

— Arrête-toi.

La Naïa se figea, imitant Ely. Elle vit son corps la quitter, s’arracher de son corps pour continuer aux côtés du mirage d’Ely. Quand les deux projections eurent pris dix mètres d’avance, Ely lui fit signe de repartir.

— Tu peux parler. Nous n’existons plus pour personne dans un rayon de deux kilomètres.

— Ça secoue ! constata La Naïa. Seulement ça ne résout rien.

— Je sais !

Ely avait presque crié. La Naïa réagit avec la même violence, attrapant les cheveux de sa compagne pour la stopper en lui renversant la tête en arrière, sèchement, brutalement.

— Que tu saches ne veut pas dire que tu feras ce qu’il faut faire ! cracha-t-elle. Je ne te laisserai jouer ni ma vie, ni celle d’Ylvain, alors tu as intérêt à te remuer les fesses !

Ely ne résista pas, ne se rebella pas. Comme La Naïa avait raison ! « Secoue-moi ! Réveille-moi ! » implora-t-elle intérieurement. « Je ne peux pas te laisser te démerder seule, cette fois… mais je n’ai pas la force, La Naïa ! »

— Contre deux, contre trois, j’ai mes chances, Ely… mais pas là ! (La Naïa avait retourné son amie et lui parlait à bout portant.) Il ne doit rien rester de ce que tu projettes, kineuse, rien !

Deux ans que La Naïa était le bras d’Ely, deux ans qu’elle tuait pour elle, pour cacher son maudit talent, cette faculté qu’elle avait amputée après le meurtre de Lar. Ely métamorphosait la réalité, paralysait, altérait, seulement elle laissait des traces que La Naïa devait effacer : plus de cinquante agents de la C.E. en une trentaine d’agressions. Ely avait déjoué la Commission de ses pièges inhibiteurs, de ses faisceaux hallucinatoires, et La Naïa avait caché son pouvoir de ses poignards. Deux ans de déculpabilisation hypocrite et stupide, qui n’avaient même pas refoulé son désir de violence ; deux ans de leurre pour aboutir à une boucherie.

« Non ! Il y a un moyen terme. »

— Nous allons nous battre, La Naïa, décida-t-elle. Nous allons nous faire une légende, mais pas celle de meurtrières. Frappe pour mettre H.S., pas pour tuer. Moi, je vais les déphaser un peu.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Fais-moi confiance et cogne.

— Parce que tu crois qu’ils vont se laisser faire, peut-être ?

— Non. Seulement tu te déplaceras trop vite pour eux. Méfie-toi quand même : je n’ai jamais manipulé autant de faisceaux, il pourrait y avoir quelques ratés.

« Mais de quoi parle-t-elle ? » se demanda La Naïa.

— Et les paralyseurs ? interrogea-t-elle.

— Résonance positronique.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Je n’en sais foutre rien ! s’exclaffa Ely. Mais ça arrive quelquefois quand un petit trou noir, à peine une tête d’épingle, traverse le champ des générateurs. Ils se vident dans le néant. Et moi, des trous noirs, je t’en invente n’importe où !

— J’espère que tu ne te plantes pas ! fut le seul commentaire de La Naïa.

Devant elles, leurs copies s’arrêtèrent. Elles les rejoignirent, les réintégrèrent. L’hôtel était à moins de cent mètres. Un trou noir signala son passage par l’aspiration goulue de l’énergie des générateurs de poche environnants. Quelle poisse ! Sur la place et dans les rues avoisinantes, la consigne circula : « Ne tapez pas trop fort, il ne faut pas les abîmer. » Trente contre deux, l’affaire était entendue.

Les suiveurs n’accélérèrent, ni ne ralentirent ; leur travail consistant à couper toute retraite, ils continuèrent tranquillement leur progression tandis que leurs complices, sur la place, se préparaient à intercepter les deux femmes. Deux des agraves se posèrent à la limite de la ville, supprimant tout espoir de fuite vers l’extérieur ; le troisième s’immobilisa au-dessus de l’hôtel, prêt à embarquer l’une des équipes. Tout fonctionnait comme prévu.

*

D’emblée, Perric Oxaa, agent Éthique, avait apprécié ce boulot. D’abord, parce qu’il raffolait de ce type d’intervention ; ensuite, parce que ces deux clientes présentaient le plus fort potentiel de résistance qu’il eût jamais rencontré. Il avait commencé par enrôler deux équipes de truands autochtones et une bande de voyous minables, puis il avait observé ses proies et leur environnement pendant onze jours, jusqu’à ce que l’occasion idéale se présentât. L’occasion, c’était ce bled, à deux cents kilomètres de Lamar Dam ; l’hôtel à l’une de ses extrémités, l’invitation d’un notable à l’autre ; du banal, solide et sans surprise. Même la panne des fusils anti-émeutes n’entamait pas leur confortable marge de manœuvre. Tout irait vite. Si vite que les bons bourgeois du quartier n’auraient pas le temps d’atteindre leurs fenêtres si, par hasard, l’échauffourée les réveillait.

Perric était sur la place, lascar au milieu de douze lascars. Quand les Bohèmes les aperçurent, il se contenta d’un « On y va. Mollo », le dernier mot étant ajouté par acquis de conscience. Lui avait choisi pour cible cette peste de Mayalahani à laquelle, de tout son professionnalisme, il asséna un coup à la tempe… se demandant quand même pourquoi ses deux proies n’esquissaient aucun mouvement de fuite.

— Ne te décale jamais vers la gauche, avait dit Ely. Ou alors, franchement.

Elle projetait un déphasage de quelques centimètres sur la gauche, un faisceau permanent qu’elle agrémentait d’illusions, au coup par coup.

Elle pivota sur une jambe, retrouvant de vieilles sensations d’une familiarité rassurante, et fouetta du pied le voisin immédiat de celui qui l’avait frappée en plein mirage. L’homme s’effondra, le larynx écrasé, suffoquant. Elle conserva le même pivot, abaissant son centre de gravité pour éviter un uppercut du même agresseur, et tourbillonna deux fois en changeant de sens pour le toucher à l’épaule, puis au front…

La Naïa n’avait tiré qu’un seul poignard, mais elle le faisait passer d’une main à l’autre avec une telle rapidité que ceux qui l’avaient encerclée hésitaient à l’approcher. Elle plongea vers l’avant, roulant sur elle-même pour dépasser deux d’entre eux, cisailler le mollet de l’un et poignarder l’autre aux reins…

Perric était dans le plus épais brouillard. Son entraînement lui avait certes permis d’éviter en partie l’impact du talon-pointe de la Mayalahani et sa résistance l’avait préservé du knock-out, mais il était momentanément hors de combat ; et stupéfait. Quelle vitesse ! Il n’avait même pas réussi à l’atteindre !

Ely veillait sur La Naïa quand deux assaillants s’apprêtèrent à saisir son amie de côté tandis qu’elle se débarrassait d’un troisième, la kineïre projeta sa compagne s’écartant brusquement d’eux. Ils bondirent d’un même élan dans le vide et La Naïa, alertée, les cueillit de la pointe et du fil du couteau. Ely elle-même, évitant de justesse la matraque d’un agresseur, se concentra sur ses propres démêlés ; elle se lança dans un ballet dévastateur d’atémis et de coups de pied fouettés qu’un faisceau rendait étourdissants de rapidité. Elle avait trouvé la projection idéale : l’accélération du temps subjectif de ses adversaires, rien qu’une fraction multiplicatrice qui ralentissait chacun de leurs mouvements. Ils tombaient comme des mouches…

« Et de cinq ! » s’encouragea La Naïa. « C'est vraiment facile ! » Elle ne savait pas ce qu’Ely projetait, mais c’était efficace : leurs assaillants étaient bien lents et bien empruntés. « Ah, voilà la cavalerie ! »

Perric retrouvait doucement ses facultés. Bien qu’il vacillât encore, l’arrivée de renforts lui donna même un coup de fouet. Puis il jeta un œil au foyer de la rixe et se rembrunit : neuf de ses hommes gisaient à terre ou titubaient, Mayalahani tenait les trois autres à distance et… « Merde ! » L’autre tigresse lançait couteau sur couteau contre les arrivants ; un, deux, trois, quatre poignards ; quatre jets ; quatre gars fauchés à l’épaule ou à la hanche. Perric se jeta sur elle…

La Naïa avait conservé une arme, dans un fourreau sur la cuisse droite, mais elle ne parvenait pas à se ménager un répit pour l’atteindre. Son nouvel adversaire se battait comme un pro, et elle n’arrivait pas à le toucher. Derrière elle, les renforts accouraient ; elle n’allait pas tarder à être en mauvaise posture.

Tout à coup, Ely perçut les ennuis de La Naïa. Elle figea ses opposants d’un bref faisceau, puis les balaya méchamment, pour s’élancer comme une démente afin d’intercepter la dizaine de malfrats qui allaient tomber sur son amie à bras raccourcis. Au passage, elle étourdit l’agresseur de celle-ci d’un mirage, et La Naïa l’étendit pour le compte.

L’un des agraves décolla et s’enfuit vers le nord ; les deux autres l’imitèrent très vite, annonçant la débandade qui saisit les nouveaux venus au cinquième ou sixième d’entre eux qui mordit la poussière. L’affaire était entendue.

— Se battre dans ces conditions, c’est une promenade de santé, rit La Naïa.

— Ce type (Ely désignait Perric), je te parie que c’est un agent de la C.E.

— Parie sans moi, c’était le seul qui savait se débrouiller.

— J’aimerais bien savoir ce qu’il a dans le ventre… On l’asticote ?

— Je préférerais ne pas m’éterniser dans le coin.

— Je ne pense pas qu’on risque grand-chose à lui poser quelques questions, non ?

Perric recouvrait ses esprits. Pas assez pour songer à reprendre le combat ou s’enfuir, suffisamment cependant pour constater qu’il avait un bras cassé en trois endroits. Quand les deux jeunes femmes s’approchèrent, il n’esquissa pas un geste. C'était tout juste s’il daigna les regarder.

— Quel était le but de tout ça ? l’apostropha Ely.

— J’sais pas, moi. On a été payés pour vous secouer un peu et… Enfin, euh, vous êtes pas mal, quoi, hein, vous comprenez… Alors, euh, le type voyait pas de mal si après… euh…

Il était assis par terre, dodelinant de la tête, l’air aussi abruti que possible.

— Un p’tit viol, hein ? lança Ely.

— Euh… y a de ça, oui… Mais confondez pas, hein ? C’est juste un boulot ! Moi, j’ai rien contre vous.

Ely le déséquilibra puis, du pied, écrasa son poignet qui marquait un angle bizarre. Il hurla de tous ses poumons, sans avoir trop besoin de se forcer. La douleur était insoutenable.

— Comment t’appelles-tu ? demanda Ely en retirant son pied.

— Perric Oxaa, souffla-t-il. Les potes m’appellent Rie.

— Tu as des potes, Ric ?

— Ben, évidemment. (Il embrassa la place d’un coup d’œil circulaire. Les éclopés se relevaient tant bien que mal et filaient sans demander leur reste.) Hé ! brailla-t-il. Attendez-moi !

— C’est con, hein, Ric ! D’une part, c’est toi que nous interrogeons, d’autre part, tes potes se débinent sans même un regard. Putain de vie, hein ?

— Tu parles d’une saloperie de hasard ! renchérit La Naïa.

— Ça ira, Ric, t’inquiète pas. Pour le viol, on n’est pas pimbêches, hein, La Naïa ?

— Sûr, Ely, on peut pas lui en vouloir. Après tout, ça n’a pas marché…

— Okay, Ric, on l’oublie, le p’tit viol.

Perric était en partie soulagé. Au moins, elles avaient gobé le coup du tocard.

— Mais recommence pas, Ric ! reprit Ely. T’avise pas de nous resservir des conneries pareilles, sinon c’est la tête que je t’écrase !

Et elle projeta.

Perric vit son corps s’éloigner vers le bas. Il comprit toutefois que c’était lui, sa conscience, qui s’élevait au-dessus de la place. Ely coucha son corps d’un coup de genou au menton et commença à le rouer d’un échantillonnage complet des coups vicieux. A chaque impact, la conscience de Perric ressentait la douleur correspondante, de plus en plus intolérable, sans que l’évanouissement libérateur vînt pourtant la délivrer. Puis Ely s’arrêta, leva les yeux, sourit à cette observatrice. Doucement, elle positionna la tête du corps sur le côté, contre le pavé, et se plaça au-dessus d’elle. Elle leva le pied, lentement, très lentement, et l’abattit brusquement, broyant os et cartilages, expulsant les yeux de leurs orbites, pénétrant le crâne de son talon pour en extirper la cervelle, grise et rouge, gluante, épaisse. Du bout du pied, elle fouilla les débris afin d’en dégager la langue. Elle l’attrapa à pleine main, tira de toutes ses forces. La langue se détacha de ce qui la retenait, entraînant avec elle plusieurs mètres de viscères violacés ; les tripes jaillissaient en se déroulant de la plaie difforme qui avait été le cou de Perric.

Il ne ressentait plus aucune souffrance. Il avait eu envie de vomir, il avait vomi, puis la nausée était passée pour laisser place à ce qu’il connaissait comme un état de choc traumatique.

Perric retomba dans son corps, intact. Il n’avait plus la moindre volonté, il n’avait plus de personnalité, plus d’indépendance, plus rien qu’un souvenir pire que la mort.

— Je crois que j’y suis allée un peu fort, nota Ely. Ric ?

Perric aurait aimé répondre, il voulait répondre ; il n’y parvint pas.

— Perric Oxaal tonna La Naïa. Tu veux qu’Ely recommence ?

Non, pas ça, surtout pas ça. Il fallait qu’il réponde, sinon elle allait recommencer. Il devait répondre ! Il était obligé de répondre !

— Non, murmura-t-il. Non.

Bizarre ce que ce simple mot était apaisant, lénifiant : Perric pouvait presque exister à nouveau.

— Tu devais nous embarquer toutes les deux, n’est-ce pas ?

Mayalahani ! C’était Mayalahani. Il devait répondre.

— Oui. Oui, c’est ça.

— Et après ?

— Renvoyer la Bohème.

— Moi ? s’étonna La Naïa. Pourquoi ?

— Transmettre les conditions à Ylvain.

Plus il parlait, plus il récupérait… Il était déjà conscient qu’il lui fallait mentir.

— Quelles conditions ? exigea Ely.

— Lâcher la Bohème ; retourner sur Chimë…

Elle projeta encore et, cette fois, il conscientisa la réalité physique et les conséquences de ce kineïrat libre d’amplikine.

— Non ! hurla-t-il. C’est inutile. Je vais parler.

« Pourquoi me taire, hein ? Je vais les tuer. »

— Nous t’écoutons.

— Ylvain devait abandonner le kineïrat, dénoncer publiquement le danger et l’hérésie de ses keïns puis se retirer sur Foehn.

D’un redressement du buste, il vérifia que le laser était toujours à sa place, contre ses reins.

— Foehn ? s’enquit La Naïa.

— Epsilon Eridani II, le Centre d’Études Kineïques.

— Qu’est-ce qui a poussé Jarlald à agir maintenant ?

« Comment sait-elle que c’est Jarlald qui s’occupe d’eux ? » s’interrogea d’abord Perric. « Mademoisel, évidemment… Bon Dieu ! Et s’ils avaient tous les trois cet horrible pouvoir ?! »

— La Terre va émettre une protestation officielle contre la position de la Commission à l’égard de la Tournée Bohème. L’Égocratie attend seulement une confirmation à propos des tentatives de meurtre de l’année dernière. Elle devrait l’obtenir assez vite… Nous ne savons même pas ce que sont devenus nos agents.

— Vous avez des espions sur Terre ? demanda La Naïa.

— Naturellement ! Votre ami Morlane est surveillé en permanence. (Il avait recouvré l’intégralité de ses facultés cérébrales.) Leur démocratie absolue est difficile à manœuvrer, mais c’est une véritable passoire… à tous les niveaux.

— Ylvain est toujours à l’École Tashent ?

Ce n’était pas vraiment une question, tout au plus le besoin d’une confirmation. Ely doutait qu’Ylvain fût ennuyé.

— Non.

— Quoi ?

— Il a été expulsé de l’École et de Lamar Dam, cet après-midi, expliqua rapidement Perric. (Il craignait que la colère amenât son interlocutrice à une nouvelle et désagréable projection.) Mademoisel et lui ont été conduits à Vegal Dam, environ cent cinquante kilomètres au nord de la capitale, quatre-vingts d’ici. Euh… qu’allez-vous faire de moi ? (Il venait de comprendre que Mayalahani ne pouvait l’abandonner en possession d’un tel secret.) Je peux peut-être vous être utile, euh… comme passe-droit.

— Tu as peur, Ric ? se moqua Ely. Une question, encore : où m’aurais-tu conduite ?

— Foehn.

En prononçant ce mot, il sut à quelle catastrophe la Commission avait échappé.

— J’aurais dû te laisser faire, Confirma Ely. Ylvain, Made et moi sur Foehn… quel massacre ! Debout, Ric !

— Comment ? s’étonna-t-il.

— Debout ! Tu nous accompagnes à Vegal Dam.

Perric scruta le visage d’Ely ; il aurait payé cher pour savoir ce qu’elle avait en tête. Devait-il agir maintenant ou attendre que les trois kineïres fussent réunis ? Aurait-il vraiment l’occasion de débarrasser l’Homéocratie du trio ou fallait-il minimiser les risques et éliminer Mayalahani maintenant ? « Maintenant ! » décida-t-il. Et, feignant un affaiblissement dont elles ne pouvaient douter, il se releva si maladroitement que son propre poids le fit partir vers l’arrière et qu’il s’affala sur le dos, une main coincée sous les reins.

— Merde ! s’exclama-t-il, espérant que l’une des deux consentirait à l’aider… Il serrait la crosse du laser.

Ely s’avança, une main tendue, s’interposant entre La Naïa et l’agent de la Commission. Perric dégagea sèchement sa main, roulant sur lui-même pour ajuster sur une seule trajectoire les deux femmes.

« Bon sang, elle débloque encore ! » avait pensé La Naïa quand Ely avait annoncé sa décision d’embarquer Oxaa. Puis l’homme était retombé dans une position curieuse, et Ely lui passait devant. « Il est armé ! » pressentit-elle, une picoseconde avant que Perric bougeât. Elle plongea sur Ely, l’attrapa aux épaules et la renversa en la retournant, de façon à ce que son propre corps la protégeât.

Perric eut quelques centièmes de seconde d’hésitation : seul le dos de La Naïa s’exposait à son arme, et ce dos se précipitait vers lui. Simultanément, il tenta de se dégager et tira, deux fois, au hasard.

Ely sentit la brûlure sur son épaule en même temps que le corps de sa compagne tressautait contre elle ; puis il y eut le choc sur le pavé, en partie amorti par La Naïa, et la deuxième brûlure, dans le pied cette fois ; ce même pied qui profita d’une ouverture pour frapper la main qui tenait l’arme. Les jambes de son amie se refermèrent en ciseau sur le cou de Perric. « Elle est vivante ! » comprit Ely. « Il nous a ratées ! ». Elle bondit sur ses jambes, manqua hurler de douleur tant son pied lui faisait mal, jeta un œil au trou qui traversait de part en part l’omoplate de La Naïa et le compara stupidement à celui qui perçait sa chaussure. Une omoplate et un pied, plus une éraflure à l’épaule ; son inconscience avait été à la hauteur des réflexes de La Naïa : le top.

Perric était serré par les mollets de La Naïa, les muscles du cou tendus à se rompre pour résister à cette pression suffocante. De ses mains, verrouillées aux chevilles de son adversaire, il tentait de défaire l’étau, mais ses yeux suivaient Ely qui le contournait en boitillait pour ramasser calmement le laser. Elle examina l’objet, le soupesant, puis regarda Perric avec autant de mépris qu’elle semblait en avoir pour l’arme, qu’elle jeta à La Naïa.

— Pauvre con ! le condamna-t-elle.

Et elle lui fit imploser le névraxe d’un faisceau dédaigneux.

La Naïa perçut la brusque contraction de l’homme et le relâchement aussi soudain qu’absolu qui marqua son trépas. Ely venait d’exorciser le fantôme de Lar ; c’était bien. Quoi qu’il eût fallu, c’était bien. La Bohème repoussa le cadavre, se redressa péniblement (son épaule était salement amochée) et mitrailla le crâne de feu Perric Oxaa jusqu’à décharger le laser. Aucune autopsie ne devait dénoncer Ely. Finalement, l’agent avait permis à la projection de se réaliser : ce qu’il restait de sa tête était indescriptible.

— Merci, laissa tomber Ely.

— Ce merci-là, je l’accepte volontiers ! (La Naïa se fendit de son plus beau sourire.) Ça va, ton pied ?

— On verra plus tard ; il doit juste me manquer un ou deux orteils… Ton épaule ?

— Parlons d’autre chose, tu veux ?

— Cybérurgie ?

— Ça, je m’en fous ! Tu n’y couperas pas non plus, tu sais ? (Le ton n’y était pas.) C’est plutôt la douleur présente qui me gêne (En fait, la souffrance n’était pas suffisamment familière à La Naïa pour qu’elle pût qualifier celle-ci d’insupportable. Elle se contentait d’écraser l’intérieur de ses joues entre ses molaires.) On y va ?

— Tu me portes ou on pique un monag ?

— On laisse ça ici ?

La Naïa désignait le cadavre.

Ely haussa les épaules, montra les dizaines de balcons et fenêtres qui surplombaient la place. Ils étaient vides de spectateurs, mais l’avaient-ils toujours été ?

— De toute façon, si quelqu’un veut nous dénoncer, ce ne sont pas les témoins qui doivent manquer.

*

Le combat et la scène avec Perric Oxaa n’avaient en fait eu qu’un témoin, confortablement embusqué sous une mansarde de l’hôtel. Les copains de ce témoin l’appelaient Yolo, ils avaient dix ans, comme lui, et ils étaient émerveillés de ses petits tours de graine de kineux. Yolo, que son père, le gérant de l’hôtel, nommait Pascuan, était un adepte du mensonge indémontable. Il faut dire qu’il aidait l’auditeur d’un talent psionique peu courant. Cette nuit, il avait vu Ely ; il l’avait déjà rencontrée à l’hôtel, mais là, elle ne s’était pas battue contre trente bandits en projetant à tout va des kineïres incroyables. Elle était belle, Ely, et personne ne lui arrivait à la cheville. Il attendit sagement qu’un monag s’élançât vers l’est avec son héroïne puis courut réveiller son père.

— Papa ! Papa ! Viens vite ! Y a une bande qu’a attaqué les kineuses, y z’étaient au moins dix, alors y a un type en bécane qui les a défendues, t’aurais vu le carton ! Mais il s’est fait descendre par-derrière, alors les kineuses se sont tirées sur sa bécane et pendant que les autres allaient chouraver celle du voisin, y en a un qui a explosé la tête du type avec un laser. Viens vite, p’pa !

Seul Naï Semar ne crut pas l’histoire de Yolo Pascuan quand les médias la répandirent.